Avec le corps pour moteur. Le théâtre de FC Bergman

La nouvelle attraction, au pays du théâtre, répond au nom de FC Bergman. Ce jeune collectif anversois invite le public tout comme les professionnels à un tour de montagnes russes, épicé d’une bonne dose de culot et de plaisir de jouer, qui vous prend de plein fouet. Et cela se remarque. Leur première année officielle de représentations leur a valu d’emblée le grand prix du festival Theater aan Zee ainsi que d’être sélectionnés pour le Theaterfestival. 

Sur quoi repose le succès aussi soudain que récent de FC Bergman ? Le fait que plusieurs membres du collectif se soient fait connaître sur les écrans, le grand comme le petit, n’est pas étranger à l’affaire. On a pu voir Marie Vinck dans, entre autres, la série télévisée De smaak van De Keyser et les longs métrages Loft et Adem. Dans ce dernier film, Stef Aerts interprétait avec conviction le rôle de l’adolescent revêche en danger de mort. Et puis il y a Matteo Simoni, qui jouait dans la série David et le film de Verheyen Zot van A (une adaptation flamande du film hollandais à succès Alles is liefde). Lorsqu’un photographe de presse prend une photo de groupe de FC Bergman, il demande toujours à ces trois-là de se mettre au premier rang. Pourtant, le trio qui peut assurer la ligne de fond (Bart Hollanders, Joé Agemans et Thomas Verstraeten) a une importance au moins aussi cruciale pour la dynamique interne. Ces six acteurs se sont rencontrés aux temps de leur formation d’art dramatique à la Haute École Artesis, l’ancien Conservatoire anversois, que trois d’entre eux termineraient finalement en 2009-2010. Et ceci n’est pas négligeable, en Flandre, où le label « powered by Dora van der Groen » est une lettre d’introduction appréciable dans le secteur professionnel.

Il n’empêche que la cause du succès indéniable du groupe découle de ce que FC Bergman fait sur la scène. Il n’y a pas de fil rouge à proprement parler. De thuiskomst, monté en 2009, était une interprétation très personnelle du répertoire d’Harold Pinter. Son réalisme aliénant tournait à l’expressionnisme, son absurdisme universel au portrait : The Homecoming (Le retour) se changeait sans crier gare en une confrontation graveleuse entre les membres d’une famille déjantée des bas-fonds de la société, sur un chantier de démolition. Dans le genre de la famille Flodder (Les Gravos), mais en intéressant. On crie, on se frappe, on fait la course en voiture. Bref, la vérité toute crue. Ces va-t-en-guerre de Bergman aiment monter au baroud. Il ne faut peut-être pas y chercher trop de concertation dramaturgique. Ces jeunes gens ont tout simplement la langue bien pendue, leur caractère d’acteur est ainsi fait. Ce sont des acteurs pur sang : avec trop de testostérone pour ce monde pourléché, mais surtout avec trop de qualités dans leur jeu dramatique pour être le nième petit groupe de jeunes loups. Ils sont à même d’interpréter toute la gamme des registres de façon convaincante.

À la différence d’Olympique Dramatique, cette compagnie de théâtre plus ancienne dont le jeu no-nonsense a la fougue d’un club de foot, FC Bergman n’a pas besoin de grands auteurs pour déclencher la machinerie. Son grand Wandelen op de Champs-Elysées met een schildpad… (Se promener sur les Champs-Élysées avec une tortue…) était un cocktail fait maison, presque sans texte, débordant d’images majestueuses et de poésie pudique et humaine. Cela se vivait comme un trip fascinant, difficile à appréhender par l’intellect, mais parfaitement par l’intuition. Quatre petites tables avec des becs à gaz allumés s’élevaient soudain dans les airs, tels des flambeaux utopiques. Sous une lumière chiche et sur un sol instable, jonché de planchettes et de fientes de pigeons, quinze figurants exécutaient une chorégraphie aussi ritualiste qu’apocalyptique. Adoptant le style nerveux du burlesque, Simoni essaie d’assouvir ses passions sur un lapin et une anguille. Un peu plus loin, suspendu à une grue pivotante, Aerts décrit des cercles et cherche à attraper la fille de ses rêves, Marie Vinck. Il n’y arrivera pas, car c’est ainsi que FC Bergman voit la vie. « Nous débouchons souvent sur l’être humain qui s’évertue et se débat. Il a beau croire en la faisabilité du monde, il échoue toujours dans ses tentatives. Cette faillite humaine n’est pas du cynisme, mais quelque chose que nous trouvons beau. »

Bien que ces deux productions soient très différentes, elles sont toutes deux typiquement « Bergman ». Très terrestres ou au contraire mythologiques, portées par le texte ou au contraire par l’image : mais toujours empreintes d’une conviction qui repose sur l’émotion et l’intuition. C’est avec le corps pour moteur, plus que la pensée, que fonctionne ce théâtre. L’ouvrage fait à la main prime sur le conceptualisme : pour Wandelen op de Champs-Elysées, la moitié du travail a consisté au bricolage de la grue pivotante, d’un tracteur plein de cages à animaux et d’une poupée majestueuse d’au moins quatre mètres. FC Bergman aime voler en hauteur, viser le firmament. Ainsi, dans l’un de leurs projets du temps de leur formation, il leur est arrivé de hisser des moutons vivants dans les airs pour représenter des nuages. C’est une imagination presque cosmique animée par une aspiration juvénile à l’impossible. Ou appelons-le simplement de l’ambition. FC Bergman veut consciemment se démarquer. Le collectif joue toujours hors les murs, à l’écart des institutions traditionnelles. À plus d’un niveau, ce club anversois s’apparente à l’avant-garde historique : c’est du même geste qu’il brise les cadres établis et qu’il crée son propre nouveau monde. Dadaïsme, futurisme, surréalisme : ce théâtre les contient tous.

Le succès de FC Bergman en dit donc plus long sur ce qui fait défaut au théâtre d’aujourd’hui que sur le collectif lui-même. Sur ces jeunes Anversois, les professionnels et le public projettent leur aspiration de voir plus d’audace, plus de jeunes loups se lancer avec enthousiasme dans le répertoire, et l’ensemble d’acteurs reprendre sa place essentielle dans le théâtre. Et c’est d’emblée cette grande attente qui forme le défi à relever pour FC Bergman : comment ne pas se laisser détruire par cette pression ? Ils ne seraient pas les premiers jeunes acteurs prometteurs à se brûler les ailes, parce qu’on ne leur a pas laissé le temps de mûrir. Leur dernier spectacle Het verjaardagsfeest (L’Anniversaire) (2010), un Pinter une fois encore s’en ressentait : cela se remarquait au combat entre ce que le texte offre en possibilités dramatiques subtiles et « l’estampille FC Bergman », à la pulsion ou à la pression d’apposer leur propre sceau avec des images insolites et des confrontations physiques. Qui sait, il s’avérerait peut-être bénéfique pour les Bergman de ne pas s’en tirer aussi bien pour une fois, et que la réception du spectacle soit moins enthousiaste qu’auparavant. Le thé que l’on veut fort doit suffisamment infuser.

Mais voir comment FC Bergman s’intègre dans le théâtre d’aujourd’hui est bien plus honnête que de se perdre en conjectures. Le collectif s’intègre dans un courant que l’on remarque chez nombre de créateurs de la nouvelle génération : un théâtre qui opte délibérément pour « l’art brut » et des lieux de représentations de leur propre choix, loin des ors et velours des salles traditionnelles, et où l’on cherche l’inspiration dans une métaphysique quasi cosmique portant sur « l’être humain ». Stefanie Claes, Simon Allemeersch, le groupe gantois « Tibaldus en andere hoeren » : tous sacrifient à la tendance qu’avait amorcée la génération précédente (Abattoir Fermé, Peeping Tom, Wol, In Vitro) : un glissement du texte vers l’image, vers le vécu direct du film et du concert, par le biais d’un univers évocateur de David Lynch, qui vise plutôt l’émotion visuelle inconsciente que la capacité intellectuelle. Somme toute : le succès de FC Bergman est tout à la fois l’enfant de cette époque de virtualisation, du nivellement des compétences, de la consommation rapide d’images et de la spiritualité croissante… et de la réaction contre ces phénomènes.

 

WOUTER HILLAERT

D’après l’article publié dans Ons Erfdeel 2010/4.

Voir www.onserfdeel.be of www.onserfdeel.nl.

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