Jean-Louis Colinet: Le théâtre est lié à la langue. Mais il existe une volonté de rencontre dans les deux communautés. Certainement à Bruxelles. C’est la grande différence avec la Flandre et la Wallonie. Bruxelles est plurilingue et cosmopolite. Il y a dix ans, un spectacle dans lequel on parle les deux langues aurait encore été considéré comme étrange. Entre-temps, un spectacle bilingue est devenu un phénomène normal à Bruxelles. Bon nombre de Bruxellois « de souche » sont bilingues. La Flandre et la Wallonie ont par contre une perspective tout à fait différente sur le plurilinguisme. Cette différence est l’un des grands problèmes et des grands défis de notre pays. Si l’art et la culture peuvent jouer un rôle dans la rencontre des communautés, c’est principalement en Flandre et en Wallonie. À Bruxelles, le cosmopolitisme est organique.
Guy Gypens: La montée du nationalisme en Flandre n’est pas seulement un courant porté par la culture. Je le vois surtout comme une réaction contre l’essor de la mondialisation après 1989. Les citoyens et les politiciens se sentent vulnérables et impuissants face aux changements majeurs que cette mondialisation entraîne. Ils cherchent un lieu qui puisse les protéger. Ils aspirent à retrouver une forme de communauté reconnaissable et distincte, sauf que celle-ci appartient au passé et est donc illusoire. C’est là que se situe la raison profonde du nationalisme flamand actuel, non pas dans un sentiment anti-wallon défini culturellement.
Jean-Louis Colinet: Autrefois, la réaction flamande contre la domination francophone était légitime. À Anvers, dans certains restaurants et institutions culturelles, on peut encore trouver des toilettes avec les inscriptions «Dames» et «Messieurs». Ce sont les derniers vestiges d’une période révolue. Le nationalisme flamand était une juste résistance contre cette hégémonie. Mais à l’heure actuelle, une certaine politique exploite un sentiment de peur et d’incertitude pour imposer son agenda nationaliste.
Guy Cassiers: Toutes les grandes villes évoluent rapidement en métropoles multilingues. À Anvers aussi le monde entier arpente les rues de la ville. Mais Anvers doit encore en tirer un certain nombre de conclusions. Sur le plan économique, la ville a des ambitions internationales, mais en matière de culture, elle continue à faire preuve d’un esprit provincial. Le problème est que certains politiciens et médias assimilent la ville à tous les dangers: insécurité, aliénation, criminalité, menace des étrangers, intégrisme, etc.
Guy Gypens: Assimiler la ville cosmopolite à des menaces et des dangers est un phénomène européen. Il s’agit de la ville en tant que représentation concrète et locale de questions abstraites et globales. Sur le plan politique, cela engendre la formation d’un nouveau front. L’avènement du néo-libéralisme qui sacralise aveuglément la mondialisation est accompagné et compensé par un nouveau nationalisme qui prétend offrir une protection fallacieuse. Dans plusieurs États européens, les néo-libéraux et les néo-nationalistes font bon ménage. Prenez les Pays-Bas. Et ce n’est pas différent en Flandre. Mieux encore, les scores de la N-VA s’expliquent en partie par le mariage réussi de ces deux courants dans un même parti.
Jean-Louis Colinet: La N-VA est-elle considérée en Flandre en premier lieu comme un parti néo-libéral ou nationaliste ?
Guy Gypens: Dans le marketing politique, le discours nationaliste domine toujours. Mais à mes yeux, la N-VA est surtout un parti néo-libéral qui s’en prend au socialisme, aux syndicats, à la société civile organisée. Même s’il est vrai que les attaques à l’encontre du secteur artistique des derniers mois s’inscrivaient dans une rhétorique de nationalisme culturel, il me semble qu’elles étaient avant tout sous-tendues par une doctrine néo-libérale hostile à la subvention des arts et au rôle politique que le secteur culturel pourrait jouer au niveau de la société civile. Dans le credo néo-libéral, il n’y a pas vraiment de place pour des arts subventionnés en tant que force constitutive dans la société. L’exemple des Pays-Bas est éloquent. L’art et la culture y ont payé le prix le plus fort de la politique néo-libérale du gouvernement.
Guy Cassiers: Aux Pays-Bas, une mentalité particulière a poussé le monde des arts dans un isolement. Le danger n’a pas été pris en compte à temps. Les artistes ont sans cesse tenté de se justifier et de se défendre en insistant sur la valeur intrinsèque de leur travail : l’art est un postulat. Cette stratégie s’est révélée erronée. En tant qu’artistes, nous avons une grande responsabilité et une grande force. En Belgique, l’art dispose de multiples atouts. Récemment, une recherche a par ailleurs démontré qu’un grand nombre de citoyens qui ne vont jamais à des manifestations artistiques estiment néanmoins qu’il est important de subventionner l’art. Au bout du compte, c’est ce groupe qui décide de l’avenir du secteur des arts. Ce sont à ces personnes qu’il faut offrir une meilleure compréhension de notre fonctionnement pour les convaincre de manière durable de l’interaction entre les arts et la société.
Jean-Louis Colinet: Quelque chose me frappe: dans le passé, la classe politique flamande et son aspiration identitaire a soutenu la modernité et s’est identifiée à la dimension cosmopolite des arts. Pensez au titre d’«ambassadeur culturel de la Flandre». La Flandre a beaucoup investi dans la culture pour affirmer son identité sur le plan international. Mais Bart De Wever ne s’identifie pas du tout aux arts. Son modèle culturel est populiste et nationaliste. Pour moi, le populisme de De Wever est le plus grand danger qui menace la culture.
Guy Gypens: Le temps où la modernité et son corollaire, le «progrès», généraient encore de véritables projets politiques appartient malheureusement au passé. Nous avons atteint une phase post-idéologique dans laquelle la consommation est un système soi-disant dénué de valeurs et où seul le marché est habilité à fixer les limites de ce que nous désirons. Pour paraphraser Benjamin Barber: les politiciens actuels sont de plus en plus des managers locaux de succursales de la grande entreprise multinationale Mc World, ou des apôtres d’un jihad culturel local. Le secteur culturel est particulièrement critique des deux tendances. Cependant, nous mangeons chaque année dans la main de leurs représentants. Qui plus est, nous n’avons de cesse de promouvoir nos propres scénarios néo-libéraux de croissance et de mondialisation et de les présenter comme une «qualité». Cette schizophrénie nous fragilise fortement.
Jean-Louis Colinet: Je peux suivre votre analyse, mais je voudrais quand même rappeler l’origine d’extrême droite de la N-VA. Bart De Wever est particulièrement salonfähig, ce qui n’est bien entendu pas sans danger.
Guy Gypens: La dépolitisation générale de notre société comporte de multiples dangers. Qu’on parle de société post-démocratique ou post-idéologique, le fait est que les partis politiques tentent convulsivement de sauver les apparences, mais n’offrent quasi plus aucune perspective d’actions concrètes. L’une des tâches du secteur culturel consiste à participer au rétablissement d’une intelligence politique constructive au sein de la société civile. Les piliers déliquescents ne sont depuis longtemps plus les terrains d’exercice de la démocratie qu’ils furent jadis. Il faut de toute urgence créer de nouveaux espaces politiques. L’infrastructure mentale de la société de consommation est très solide. Nous savons qu’il faut changer de cap, mais nous n’agissons pas en conséquence. Les citoyens ont peur de voir reculer leur qualité de vie. Aux Pays-Bas, cette angoisse est massivement projetée sur l’Union européenne en ce moment. En Flandre, c’est la Wallonie (la Belgique unitaire) qui est mise en avant en tant que menace de la prospérité des Flamands. Ce n’est pas l’identité flamande qui est en jeu, mais celle de consommateur. Une Flandre indépendante est avant tout présentée comme le lieu ou l’identité de consommateur pourra être maintenue à niveau sans problème.
Jean-Louis Colinet: Somme toute, le nationalisme est minoritaire en Belgique. La Wallonie n’est pas anti-flamande. Assimiler la Flandre au nationalisme et la Wallonie au socialisme est une vision très réductrice d’une situation bien plus complexe.
Guy Cassiers: Nous ne pouvons appréhender la Flandre que dans un contexte mondialisé. Les heures de gloire de la Flandre se sont toujours inscrites dans une orientation cosmopolite et internationale. Il existe bien sûr une barrière entre la Flandre et la Wallonie: la langue. Il faut y remédier.
Jean-Louis Colinet: Il faut une collaboration culturelle dynamique entre la Flandre et la Wallonie. Cette collaboration coule de source à Bruxelles, mais dans d’autres grandes villes, il reste du pain sur la planche. Jouer en français à Gand est un problème, mais pas en anglais ou en italien. Entre-temps, on accepte mieux en Wallonie que l’on y joue en flamand que le contraire, jouer en français en Flandre.
Guy Gypens: Des logiques étranges sont à l’œuvre dans ce pays. La collaboration entre Courtrai et Lille est internationale, donc souhaitable. Un partenariat culturel entre Anvers et Liège est intercommunautaire, donc problématique. En outre, nous faisons face à un réel problème linguistique. La connaissance du français s’étiole en Flandre, quant à la connaissance du néerlandais et à Bruxelles et en Wallonie, là aussi, il reste du pain sur planche, et beaucoup.
Guy Cassiers: C’est précisément là que se situe le grand défi pour les artistes. Leur langage jette un pont entre le local et le global, entre le particulier et l’universel. C’est ce qui explique leur grand succès à l’étranger. Leur mode de pensée et de travail devrait servir de modèle aux politiciens de ce pays.
(Propos recueillis par Erwin Jans)