Fragments d’entretiens avec Bart Meuleman

« Ma meilleure œuvre » disait Hugo Claus de De verwondering (L’étonnement), le roman qu’il écrivit en 1962, au début de sa carrière. Son protagoniste est Victor-Denis de Rijckel, un professeur d’anglais et d’allemand âgé de 37 ans, qui mène une existence sans perspective après son divorce. Au Bal du Lapin Blanc à Ostende, la vue d’une femme masquée réveille sa libido endormie. Il veut à tout prix faire sa connaissance. Un lycéen, Albert Verzele, l’entraîne dans une expédition par monts et par vaux jusque dans un château. La femme qu’il désire y vit, mais l’endroit est aussi le foyer d’un culte porté à un certain Crabbe, un chef de file du fascisme, mystérieusement disparu pendant la guerre. Peu à peu, de Rijckel va s’identifier toujours plus profondément avec Crabbe.

 

En tournée jusqu'au 8 mars, au Bourla du 13 au 15 mars.

Qui est la figure centrale dans L’étonnement ?

Le héros de l’histoire est un professeur d’anglais et d’allemand dans un collège d’Ostende. Il s’appelle Victor-Denis de Rijckel, il a 37 ans et il ne va pas bien. À l’école, il fait si peu d’impression qu’il n’a même pas de surnom. À cela s’ajoute qu’il est divorcé de sa femme Élisabeth, une de ses anciennes élèves avec qui il a entretenu une relation illicite à une certaine époque. De Rijckel se voit comme un raté. Au Bal du Lapin Blanc, il est intrigué par une femme au type canaille, qui joue des petits jeux avec un homme subjugué par ses charmes. Le lendemain, à l’école, le collégien Albert Verzele affirme pouvoir le mener à cette femme. Verzele et de Rijckel entreprennent un voyage en autocar vers le village fictif de Hekegem, en Flandre-Orientale ; la femme en question s’appelle Alessandra et est la fille du châtelain local Richard Harmedam. Le château est le lieu d’un culte porté à un meneur fasciste disparu, Crabbe.
Qui est ce Crabbe ? Est-ce une figure historique ?

Au départ, de Rijckel ne sait pas qui est Crabbe. Il apprend qu’il est le lieutenant d’un certain De Keukeleire, tué en in mai 1940 en France. Il s’agit naturellement de Joris van Severen, le meneur du parti Verdinaso d’extrême droite. Il n’est pas sûr que Crabbe soit basé sur un personnage réel, mais toute l’histoire se déroule dans la sphère de l’extrême droite. Au château, à cause de son accent « cultivé », de Rijckel est pris pour le docteur Heerema, un spécialiste du nord des Pays-Bas venu pour participer à cette réunion entre disciples de Crabbe. De Rijckel ne rectifie pas l’erreur, joue le rôle de l’expert et dès lors, sa vie se prend dans les rets de celle de Crabbe.

Sur quoi porte l’accent dans l’adaptation ?

Ce que j’ai pris dans le livre et peut-être même grossi, c’est le droit d’être un individu. Le droit d’être ce que l’on veut, avec tous ses désagréments et ses anomalies. Ce que le livre de Claus a d'exceptionnel, c'est qu’il défend ce droit par le biais d’une histoire plus qu’ambiguë : par la reconstruction du personnage de Crabbe, un fasciste pur jus. Crabbe a été élevé dans la pensée fasciste qui règne dans la Flandre de l’entre-deux-guerres, et il agit en conséquence. Mais chemin faisant, Crabbe acquiert de nouvelles notions. Ce ne sont pas celles d’un social-démocrate, mais celles d’un individu qui est devenu étranger à la communauté qui l’entoure, et qui n’a plus de connexion avec un peuple ou un état. Claus a trouvé ainsi une façon très spéciale de défendre le droit de la personne à son individualité. J’ai trouvé cela fascinant et j’ai insisté sur ce point dans mon adaptation.

Ce qui n’empêche pas ton adaptation de faire une esquisse détaillée d’une communauté avec des sympathies « collabo » ?

Le personnage de Crabbe est aussi spécial parce qu’il veut s’insurger contre la communauté autour de lui. Cette communauté est, pour reprendre les termes de Claus, une « masse inerte » qui sympathisait pendant la guerre avec l’idéologie dominante, pour passer tout aussi facilement après la guerre aux idéaux du nouveau vainqueur. Les gens ne sont pas démocrates de nature, c’est un processus qui demande qu’on y travaille chaque jour. Un processus qui ne s’engage pas toujours avec autant de rapidité. Qui fait naître des soupirs du genre « accélérons le mouvement » et « épurons tout ». Dans les temps difficiles – et surtout quand il s’agit d’une situation extrême comme la guerre – ce chant des sirènes peut envoûter très vite. Il faut être vigilant. Claus esquisse deux personnages – de Rijckel et Crabbe – qui mettent des bâtons dans les roues, chacun à sa façon. Ce sont deux êtres malades (mentaux). Crabbe est tombé malade après avoir vu un camp en Pologne où l’on tuait des enfants. Un processus s’était déjà engagé avant, mais le camp l’a changé définitivement. Dans le livre, il est un déserteur, mais pas dans mon adaptation. Crabbe disparaît, et les spéculations fleurissent. La communauté villageoise de Hekegem veut honorer le passé glorieux de Crabbe, pas la façon dont il a fini, mais la façon dont il s’est enfui. Au château aussi, c’est ce que l’on glorifie.

De Rijckel quant à lui, en apprend de plus en plus long sur Crabbe. Il s’attache à cette figure dans toute sa complexité. Il y a des moments dans le spectacle où les autres personnages attribuent des caractéristiques de Crabbe à de Rijckel. Cela lui monte à la tête. Par moments, il va se prendre pour Crabbe.

D’où vient cette suggestion d’une identification entre de Rijckel et Crabbe ?

C’est l’interprétation de Maarten Klein * – un professeur hollandais qui s’intéresse à Claus depuis des années – qui m’a mis sur cette voie. Il a épluché L’étonnement avec minutie, analysé tous les faits et toutes les contradictions pour en venir à l’hypothèse que de Rijckel et Crabbe sont le même personnage. Dans la lecture de Klein, de Rijckel est en fait Crabbe qui a voulu recommencer sa vie après la guerre en tant que professeur d’anglais et d’allemand, mais continue à souffrir du trauma de ce qu’il a été jadis. Au château d’Almout, de Rijckel-Crabbe veut affronter le passé dans l’espoir de se purifier. On pourrait mettre cela en parallèle avec Claus lui-même qui, adolescent pendant la guerre, affichait de la sympathie pour les idées de l’occupant, et se penche dans ce livre sur son passé pour le regarder droit dans les yeux. Mais en cours d’adaptation, je me suis rendu à l’évidence : l’hypothèse de l’identification totale était trop rigide. J’en ai donc gardé la volonté d’identification – temporaire – entre les deux : de Rijckel est intrigué par le personnage de Crabbe, le rôle lui est plus ou moins dévolu par l’entourage délirant, et par moments, il a recours à l’identification pour pouvoir raconter son histoire.

Qu’est-ce qui n’a pas pu être gardé dans l’adaptation ?

Bien des choses. Par exemple, le fil de l’histoire du châtelain Richard Harmedam est totalement élaboré dans le livre : j’ai dû le laisser tomber parce qu’il m’entraînait trop loin. C’est dommage, car ce personnage montre bien que Claus ne prend pas systématiquement parti pour les « bons » pendant la guerre, mais qu’il montre tous les côtés de l’histoire. Il y a un passage magnifique à la Libération où Harmedam est jeté à bas d’un camion. Richard est un collabo et il doit être puni. Une vieille femme lui donne un coup de pied sur la tête au moment où on l’oblige à embrasser une pierre sur le sol, et il en perd toutes ses dents. Ici, Claus montre l’autre face de la Libération : pas seulement le triomphe, mais aussi la rage, les règlements de compte, la misère. Vu ses propres antécédents, on ne s’étonnera pas que Claus juge tous les partis avec le recul et l’ironie qui s’imposent. Le monde qu’il nous montre dans son roman est vraiment kaléidoscopique et n’est pas qu’une mise au ban du fascisme et de la collaboration. C’est bien plus complexe, mais je crains de ne pas avoir pu rendre toute cette complexité dans mon adaptation.

Le récit est localisé dans une maison de fous dans le roman, est-ce conservé ?

Un aspect du roman qui le plaisait moins est que Claus place littéralement le narrateur dans la psychiatrie. À l’époque où il l’a écrit, au début des années soixante, c’était certainement un item. Aujourd’hui, je trouve ce thème daté. On peut en effet ne pas être bien dans sa tête et vivre chez soi. En ce sens, je trouve que la donnée de l’asile psychiatrique n’est pas importante en soi, je préfère situer le narrateur dans sa chambre et le faire ressasser ce qui l’a traumatisé, dans un espoir de guérison. Le fait d’écrire assis devant une table établit un lien avec la littérature, vivre dans sa tête, essayer d’ordonner les choses… La psychiatrie est donc remplacée par la chambre et par l’écriture. La table joue un rôle très important dans ma mise en scène : c’est la table de la réflexion, du revécu, de la thérapie, de la littérature. Cette table ne disparaît jamais au cours du spectacle. Où que l’on soit dans le récit, elle est là et représente la tentative de trouver un point de repère.

 

*Maarten Klein, Twee in één: een doodgewaande fascist en een leraar Duits-Engels. Over De verwondering (1962) van Hugo Claus. Dans Tijdschrift voor Nederlandse Taal- en Letterkunde jg. 120.

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