Gorges Ocloo plaide pour un répertoire qui part d’en bas

Gorges Ocloo plaide pour un répertoire qui part d’en bas

« Nous sommes violence. Nous sommes amour. Nous sommes tout cela à la fois. »

Des actes, pas que des mots – telle était la devise de son école au Ghana et elle demeure le précepte de l’homme de théâtre Gorges Ocloo (°1988). Ses spectacles hauts en couleur sont des explosions d’images, de mouvements et de musique aux accents sous-jacents très politiques. Il se fiche volontiers du répertoire classique. Découvrez ce metteur en scène qui a le projet de s’emparer du Bourla avec de nouvelles métaphores.

Vous dites avoir horreur du répertoire classique. C’est particulier pour un metteur en scène qui a récemment monté Médée et Moby Dick.

Gorges Ocloo : « Je sais. (rit) Mais j’en ai fini avec ça. Je ne peux plus monter de Hamlet, d’Orestie, je n’y parviens plus. Je n’arrive plus à surmonter cette trame de la forme fixe, du langage figé. Je suis de plus en plus touché, ému par des récits banals que je vois dans la rue, ou que je lis dans le journal. Comme ce jeune homme à Genk que quelques-uns de ses camarades ont battu à mort à cause de quelques grammes d’herbe. Je viens de ce quartier. Il n’était pas Hamlet, personne ne connaissait ce garçon, personne ne se souciait de lui. Néanmoins, pour moi, c’est désormais du répertoire – du répertoire à petite échelle humaine qui trace la ligne entre le drame de la vie ici et maintenant et la tragédie universelle de l’être humain. On dirait parfois que la violence nous tombe dessus – c’est ce qu’on lit dans les histoires classiques, mythifiées. Mais elle est en nous. Elle nous imprègne tous, autant que nous sommes. Nous sommes violence, nous sommes amour, nous sommes tout cela à la fois. »

À la forge d’image DE MAAN à Malines, à laquelle vous êtes rattaché en tant que directeur artistique, vous avez récemment créé une tout autre pièce de répertoire : Anansi ou le récit de jeunesse d’une araignée mythique.

Ocloo : « C’est un bel exemple de fonctionnement alternatif du répertoire. Au Ghana, Anansi n’est pas une histoire consacrée, circonscrite, ni même une série fixe de récits – c’est purement un personnage. On peut s’approprier l’araignée et s’en servir pour lui coller les histoires les plus fabuleuses ou même des mensonges. L’unique requête est que l’histoire paraisse joyeuse et quelque peu naïve de prime abord, mais recèle un message politique sous-jacent. C’est une sorte de répertoire en open source : elle grandit depuis le bas, elle se remplit d’histoires contemporaines. Après mon spectacle Moby Dick, quelqu’un a écrit que je n’ai pas compris de quoi traite l’histoire originale. Mais je me fous de l’originale. Il s’agit d’ici et maintenant. On ne crée pas de l’art pour répéter quelque chose, mais pour représenter quelque chose, pour faire de nouvelles propositions. »

Cette naïveté dont vous parlez – une naïveté consciente, politique – n’est pas uniquement une ligne que vous suivez dans vos œuvres jeunes publics, mais tout autant dans vos spectacles pour adultes. C’est intéressant d’introduire ce caractère « enfantin » au théâtre Bourla, traditionnellement un lieu dédié à l’art dit majeur.

Ocloo : « Je ne vois pas l’antagonisme. Nous “restons” des enfants. Bien sûr qu’en grandissant, nous devons assumer plus de responsabilités, mais c’est aussi tout. Avez-vous déjà vu des enfants se disputer ? Ils le font tout comme les adultes – avec les mêmes gestes et pour les mêmes banalités. Quant au Bourla… (ricane) Le lieu a bien sûr quelque chose de bourgeois qui m’y interpelle. Je suis curieux de voir de quelle manière je vais créer des choses dans ce cadre magnifique et bourgeois qui le feront vaciller. Car, de quelque façon qu’on le considère, mes récits diffèrent de ceux des autres créateurs de la Toneelhuis qui sont blancs et occidentaux, même si du reste ils sont très différents les uns des autres. Mes métaphores renvoient à mes racines africaines, à ma fascination pour le vaudou, à la manière biblique dont je réfléchis. Mais justement ce qui, mêlé aux autres, donne lieu à un beau méli-mélo. »

Une remarquable stratégie ! La plupart des créateurs rejoignent une maison parce qu’elle leur correspond. Vous le faites explicitement parce qu’elle ne vous correspond pas.

Ocloo : « Exact ! Précisément parce que cette maison ne me correspond pas, il importe que j’en fasse partie. Vous savez, au Ghana, la devise de l’école était “des actes, pas que des mots”. Je l’ai toujours gardée en moi. Si nous voulons vraiment donner toute sa place à la diversité, il est grand temps d’arrêter d’en parler et de commencer à agir. Je ne me considère pas pour autant le Grand Sauveur de la Diversité de la Toneelhuis, mais ma mission consiste à faire entrer dans cette maison ces autres récits que j’évoquais et d’ainsi montrer au public qu’il ne connaît peut-être pas cette histoire, qu’il n’en a peut-être jamais entendu parler, mais qu’elle aussi peut être racontée. Comme le prochain spectacle que je vais créer sur la reine ashantie Nana Yaa Asantewaa. »

Je l’avoue. Je n’ai encore jamais entendu parler de cette reine.

Ocloo : « Alors qu’au Ghana, c’est un récit national. Un peu comme la Bataille des Éperons d’or en Flandre. (clin d’œil) Enfant, je l’ai entendue d’innombrables fois : c’est l’histoire d’une femme ashantie, reine de l’un des peuples les plus riches du Ghana, qui s’est révoltée contre les oppresseurs britanniques. Lorsqu’à la fin du XIXe siècle, ceux-ci ont voulu voler le trône en or du peuple ashanti à – leur symbole national, l’objet qui comprend toute leur identité – les hommes allaient les laisser faire. Mais Nana Yaa Asantewaa met sur pied une armée de femmes qui va affronter les Britanniques, et ce toute une année durant. Des actes, pas que des mots ! »

The Golden Stool, or the story of Nana Yaa Asantewaa [Le Trône d’or ou l’histoire de Nana Yaa Asantewaa] sera une coproduction de la Toneelhuis et de LOD muziektheater. Vous-même le qualifiez d’« afrOpéra ».

Ocloo : « Oui, le terme est une forme de résistance à la teneur standard que l’occident a du concept “opéra”. Dans The Golden Stool, il y a dix femmes noires sur scène : huit chanteuses, danseuses et percussionnistes, une soprano et une mezzo-soprano. Mais cela reste difficile de qualifier ce spectacle d’“opéra”. Ce qui vient d’Afrique est d’emblée catalogué comme “musique du monde”, voyez-vous ? Mais bon, utilisez le mot “opéra” si cela vous chante, moi je parlerai d’“afropéra”. (rit) Cette bataille des mots est d’ailleurs un exemple d’un problème que je vis : mon travail se situe entre deux chaises. Mes amis noirs trouvent que je crée des spectacles blancs et le public blanc a du mal avec mes symboles magiques ou bibliques. Je ne suis pas assez exotique pour les uns et pas assez “authentique” pour d’autres. Tant pis pour ceux qui ont du mal avec ce que je fais. Je suis là à présent. J’y suis et j’y reste ! (rit)

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