Réfugiés : plus qu’un thème
La question des réfugiés est plus qu’un thème pour la Toneelhuis. Il y a quelques saisons, nous avons organisé deux soirées sous le titre Kunst op de vlucht [l’art en fuite]. Un de nos créateurs de théâtre, Mokhallad Rasem, est un réfugié politique originaire d’Irak et ses spectacles traitent de manière toujours plus explicite du thème de la guerre et de la migration. Cette saison, il a passé six semaines dans un centre pour demandeurs d’asile à Menin. De cette expérience, il a distillé le spectacle Zielzoekers [chercheurs d’âmes]. En partenariat avec Vluchtelingenwerk Vlaanderen (une organisation qui soutient et protège des demandeurs d’asile et des réfugiés), nous encadrons Grensgeval : nous proposons des introductions, des discussions d’après spectacle et une collecte. La saison prochaine, je mets en scène La Petite Fille de Monsieur Linh, d’après un roman de Philippe Claudel qui parle de guerre et de migration. Selon moi, Grensgeval soulève aussi la question : comment traiter un tel thème au théâtre ? Un acteur peut-il s’identifier sans plus à l’histoire d’un réfugié ? Peut-on simplement s’approprier leur souffrance pour en faire un spectacle ? Une question d’autant plus épineuse qu’on nous montre tous les jours des images de cette réelle souffrance."
La fine oreille de Jelinek
"Jelinek a écrit Die Schutzbefohlenen [Les suppliants] en 2013 et a continué à compléter ce texte sur son site internet. Elle en a entamé l’écriture avant que la crise des réfugiés en Europe n’atteigne son paroxysme. Il s’agit d’un texte particulier. De prime abord, ce n’est pas du tout un texte de théâtre. Il n’y a ni personnages ni dialogues. Les textes de Jelinek constituent un immense défi pour les metteurs en scène de théâtre. Ils ne contiennent aucune didascalie. Mais dès qu’on le lit, on prend rapidement conscience qu’il y a plusieurs voix dans son texte. Jelinek a très bien compris la crise identitaire de l’Europe. Elle brosse le portrait d’un continent qui ne sait plus où il en est, coincé entre son humanisme et ses valeurs d’une part et ses angoisses et ses préjugés d’autre part. Grensgeval est un texte polyphonique. La perspective se déplace sans cesse : de la compassion au rejet en passant par l’indifférence. Parfois, on entend le récit des réfugiés et leur traversée pénible, suivi aussitôt après d’un commentaire ambigu de ceux qui se tiennent à l’écart et regardent en spectateurs. Dans ce va-et-vient, Jelinek tente de saisir l’incertitude et le doute de l’Europe. Comme si elle écoutait attentivement l’Europe et consignait tout ce qu’elle entend."
Acteurs et danseurs
"J’ai traduit le caractère polyphonique du texte de Jelinek en une multiplicité de disciplines. À l’instar de Jelinek qui fait référence dans son texte à la mythologie grecque, entre autres à l’Odyssée et à la guerre de Troie, je me suis inspiré, entre autres, de tableaux de Jérôme Bosch pour mes projections. En outre, j’y ai ajouté des images que l’actualité nous a entre-temps gravées sur la rétine. Sur scène, seize danseurs – des étudiants du Conservatoire Royal d’Anvers – complètent la distribution de quatre acteurs. Cela me permet d’accompagner le texte, les images vidéo et la bande sonore de la présence physique silencieuse des danseurs. Maud Le Pladec, avec laquelle j’ai travaillé pour l’opéra Xerse à Lille, signe la chorégraphie. Dans cette convergence rythmique de paroles, d’images, de sons et de corps, je souhaite faire résonner la polyphonie du texte de Jelinek. Sans vouloir assimiler les danseurs aux réfugiés, leur présence physique silencieuse représente une sorte d’écran de projection pour les commentaires et les interprétations des “personnages”. En même temps, l’énergie des corps en mouvement, des corps qui dansent, relativise les textes parfois très durs."
Triptyque d’un chemin de croix
"On peut voir le spectacle comme un triptyque : trois tableaux qui traitent du rapport de l’Europe avec les réfugiés. On peut aussi les qualifier de trois stations d’un chemin de croix. La première scène montre des réfugiés qui entreprennent la traversée de la Méditerranée et donne à entendre des commentaires froids, distants d’observateurs postés de l’autre côté du rivage. Dans la deuxième scène, le face-à-face est plus dur, plus âpre, parce qu’entre-temps les réfugiés sont arrivés en Europe. Cette Europe est évoquée par une projection d’images fébriles et agressives. C’est la partie la plus intense et la plus haute en couleur. Le troisième tableau est apaisé et sombre : le monde extérieur paraît très loin et on observe une dominance de noir dans le décor et dans les costumes. Ce qu’on peut considérer comme porteur d’espoir est le fait que les quatre personnages qui parlent s’identifient complètement aux réfugiés et à leurs expériences. Ils ne commentent plus, mais se glissent dans la peau des victimes. Je trouve que c’est un changement de perspective important. Les réfugiés sont peut-être les derniers Européens parce qu’ils croient toujours – manifestement bien plus que nous – aux idéaux de l’Europe."