Mokhallad, pour Romeo & Julia, ton point de départ concret était une photo de la voiture bombardée et calcinée qui appartenait à un couple de voisins, dans le quartier où tu habitais, à Bagdad. Cette auto est l’objet central de ton spectacle. Quelle est l’histoire personnelle derrière Hamlet Symphony ?
C’est une histoire très personnelle, cette fois. En 2009 – j’étais déjà en Belgique – ma famille m’a fait savoir que mon père était décédé. Mais comme mes papiers n’étaient pas encore en ordre, je n’ai pas pu retourner pour l’enterrement. Maintenant encore, je ne peux pas me rendre sur sa tombe, car il est enterré en Syrie, où ma famille s’était réfugiée à cause de la situation épouvantable en Irak. Mais c’est entre-temps la Syrie qui est devenue bien trop dangereuse. Je n’ai donc que quelques photos de sa tombe. On se rend sur la tombe de quelqu’un pour lui parler. Je n’ai pas encore pu le faire. Je me souviens que pendant les semaines qui ont suivi, je rêvais de mon père chaque nuit. Il me parlait comme s’il était encore en vie. Mon choix de mettre Hamlet en scène est sans doute lié au fait que je n’ai pas encore pu avoir cet entretien posthume avec mon père. Dans le spectacle, j’associe mon histoire personnelle avec l’histoire universelle d’Hamlet.
Dans Romeo & Julia, tu n’as gardé que le thème de l’amour et tu as forgé le texte à partir d’un collage de fragments de poèmes et d’autres textes portant sur l’amour. Comptes-tu faire de même pour Hamlet Symphony et t’écarter de l’histoire que raconte Shakespeare dans cette pièce ?
Pour le moment, ce que je veux faire du texte n’est pas encore très clair. Hamlet, Ophélie, Claudius et Gertrude auront naturellement leur place dans le spectacle. J’ai déjà et surtout des images imprimées dans le cerveau, et je laisse libre cours à mon imagination. Je vois la mise en scène comme une sorte de rêve. Hamlet qui rêve et met simultanément son rêve en scène. C’est par le rêve qu’il tente de trouver une solution à ses problèmes. Je me souviens que ma mère avait un livre qui expliquait la symbolique des rêves. Quand nous les lui racontions, elle leur donnait immédiatement une signification. Hamlet pratique une analyse dans son rêve : to be or not to be en est l’essence. Pour moi, ces mots évoquent la situation de l’émigrant. Quand l’émigrant arrive dans un nouvel environnement, le doute l’assaille, il remet tout en question. Après la mort de son père, Hamlet arrive dans un nouveau monde, qui lui est inconnu.
Le titre de ton adaptation, Hamlet Symphony, renvoie explicitement à la musique. Pourquoi ?
Hamlet regorge de thèmes : la vengeance, le doute, l’angoisse, la folie, le meurtre… Ce sont pour moi les instruments avec lesquels est jouée la symphonie. Hamlet, à mon sens, est une sorte de chef d’orchestre. On peut d’ailleurs l’interpréter littéralement. Tout comme dans la pièce de Shakespeare, lorsqu’il met en scène un groupe d’acteurs pour dévoiler la vérité, chez moi, il dirige un groupe de musiciens de rue pour jouer une symphonie de la douleur. Je suis fasciné par les instruments des musiciens ambulants : ils ne servent pas à faire de la bonne musique, mais pour aider le musicien à survivre. Cela leur confère une grande authenticité. Hamlet qui dirige un orchestre de musiciens de rue de différentes cultures, voilà une image qui s’intègre dans mon idée du spectacle en tant qu’univers onirique.
La musique est donc à la fois une métaphore et une donnée concrète du spectacle ?
En effet. Mais la symphonie sonne faux. Les instruments sont trop vieux. Trop de thèmes hantent le cerveau d’Hamlet. La confusion y règne. Je le vois dans un petit bateau au milieu du désert, attendant l’eau qui l’emportera. Ou, pour utiliser une autre image : Hamlet cherche un cadre pour son tableau. Il veut comprendre ce qui se passe dans sa vie, il essaie d’avoir prise sur elle. Et cette tentative est le spectacle. J’imagine mon spectacle comme une chose entre l’installation, le concert et la mise en scène. Je vois Hamlet comme un artiste. C’est par le biais de l’art qu’il cherche la vérité. Une autre image me hante, c’est celle du derviche tourneur : ce n’est pas le monde qui tourne autour de lui, mais lui-même. Par cette giration, le danseur s’ouvre à une force, une vision venue de l’extérieur. Hamlet subit lui aussi cette transformation : à un moment donné, il décide de ne plus attendre, mais se lance dans l’action et se met en quête de la vérité.
Interview effectué par Erwin Jans