Mokhallad « Lorsque j’ai lu le texte Une enfance de Jésus, j’avais le sentiment que Coetzee avait écrit sur moi. Le livre traite d’un enfant qui arrive seul dans un nouveau pays, sans père, sans mère, et qui doit découvrir le nouveau monde. C’était très reconnaissable pour moi : quand je suis arrivé en Belgique, j’ai aussi eu la sensation de naître sans père ni mère, sans langue pour demander mon chemin ou l’heure. Dans mon souvenir, cette période se situe dans une sorte d’intemporalité que j’ai retrouvée chez Coetzee : on ne sait pas si le récit se déroule dans un passé, un avenir ou un présent. C’est important pour moi d’en parler : du sentiment d’un enfant qui est seul sans que personne puisse le comprendre. C’était pour moi comme si Coetzee avait vécu avec des gens forcés de s’exiler dans un nouveau pays… »
David « Je trouve cette intemporalité très caractéristique de vos spectacles. Peut-être est-ce lié aux histoires que vous choisissez. »
Walter « Cela découle peut-être aussi de la portion congrue que la langue joue dans vos spectacles ? Comment le voyez-vous ? »
Mokhallad « Je réalise du théâtre visuel. Au début, la langue était presque entièrement absente. Je ne savais littéralement pas comment communiquer avec les gens. Lorsque j’habitais ici depuis peu, j’ai un jour égaré la clé de mon appartement ; expliquer cela au téléphone était incroyablement compliqué pour moi. Cela équivalait presque à être présent ou absent de ce monde, visible ou invisible. To be or not to be.
L’aspect visuel était la première étape : quand je suis arrivé ici, en ville, j’ai d’abord observé. J’ai regardé les gens, les trams, les voitures, les couleurs, les formes. J’ai écouté les gens, leurs langues, mais je n’y comprenais rien. Cela a généré un nouveau langage pour moi, un langage constitué de différentes langues entremêlées – le néerlandais, le français, l’espagnol, l’arabe – que j’utilise parfois de manière simultanée dans mes spectacles.
Le visuel est un langage très universel, proche des arts plastiques qui m’ont toujours inspiré. Ce qui m’intéresse, c’est de savoir comment aller à la rencontre d’une culture par le biais des images que celle-ci crée. Chaque fois que je suis dans une ville, je visite le musée local, je regarde les images et ce qu’elles peuvent me raconter sur cette culture, sur ce lieu. Ce sont des signaux, des signes ou des gestes de cette culture, de même que les pleurs d’un enfant qui a faim sont un signal. C’est avec ces éléments que j’ai “grandi” ici, dans le nouveau monde. Et c’est ainsi que j’ai développé petit à petit mon langage théâtral. »
David « Voulez-vous dire par là qu’il y avait plus de texte dans les spectacles que vous réalisiez en Irak ? »
Mokhallad « Absolument, je faisais beaucoup usage de textes arabes et qui plus est, je ne devais pas en expliquer les codes. Parfois, le public avait assez d’un mot pour comprendre ce à quoi je faisais allusion. Ici, il me faut beaucoup plus travailler les manières de faire comprendre au public ce que je veux dire. Et quelquefois, il ne le comprend tout simplement pas. Cela arrive… »
David « Cela se produit aussi avec des artistes qui maîtrisent parfaitement la langue du public ! »
Walter « Je me suis toujours demandé si ce temple culturel, débordant de représentations de coryphées de l’histoire de la culture occidentale, ne vous a jamais effrayé ? Vous êtes arrivé ici et avez d’emblée osé vous lancer dans des textes de Shakespeare, ou de Coetzee, qui est certes sud-africain, mais qui aborde quand même une part de la culture occidentale. Votre penchant visuel est-il la clé pour surmonter la peur ? »
Mokhallad « Non, c’est encore autre chose. Dans ma formation, j’ai grandi avec le théâtre grec, avec Shakespeare, etc. Mais j’ai appris tout cela par les livres, les photos et les images et cela demeurait malgré tout une sorte de monde imaginaire pour moi. Arrivé ici, j’ai compris que Shakespeare pouvait correspondre au monde réel, qu’il traite de thèmes universels comme la mort, le pouvoir, le doute, la quête de vérité, l’amour. De sang et de meurtre. C’est comme si Shakespeare avait vécu en Irak. La question qu’il m’a fallu me poser ensuite était : comment porter Shakespeare à la scène dans mon propre langage, comment le faire coïncider avec ma propre histoire ? C’est ainsi que je me suis mis à utiliser mes propres antécédents pour le personnage de Hamlet, outre ce que Shakespeare a écrit sur lui. C’est aussi de la sorte que ma version de Roméo & Juliette peut tout autant traiter de deux amants qui meurent des conséquences de la guerre et non seulement à cause de leur amour interdit. Shakespeare est pour ainsi dire une double strate qui recouvre ma propre culture, ma propre histoire. »
Walter « Aviez-vous monté du Shakespeare en Irak ? »
Mokhallad « Non, mais j’ai joué le rôle de Hamlet et de Macbeth. Dans une interprétation plus classique, car, comme je le mentionnais précédemment, nous voulions nous abstraire de la réalité à l’époque ; la double strate que je superpose aujourd’hui dans Shakespeare était certainement absente. »
David « Je suis stupéfait que Shakespeare – une icône de la culture occidentale – représente là-bas une possibilité de fuir la réalité, et qu’ici, il devienne pour vous une manière d’aborder votre propre réalité. »
Mokhallad « Oui, en ce moment, c’est la quintessence de la création théâtrale pour moi. »
(…)
Mokhallad « J’ai la sensation d’être à la frontière. À bord de la mer ou du Sahara. Parfois, je me retrouve au centre du monde, et en même temps, il n’y a pas de lieu fixe pour moi. Tout est en mouvement, de même que l’usage que je fais dans mes spectacles de la danse, du langage, de la couleur, de la lumière et du mouvement. De même que je me demande ce qu’est l’identité : la laisse-t-on derrière soi ou l’emmène-t-on en quittant son pays d’origine ? Abandonne-t-on sa culture ou l’emporte-t-on avec soi ? Je me retrouve entre toutes ces questions. Issu d’une civilisation très ancienne, je pense que je suis à la recherche d’une civilisation contemporaine. »