Le plaisir est permis

Une interview avec Bart Meuleman

Nous sommes en mars 2010, lorsque nous bavardons avec Bart Meuleman. Son livre sur la musique pop, De donkere kant van de zon (La face sombre du soleil), figure depuis quelques jours sur la « long list » du prix Gouden Uil 2010. Au début du mois de février, en tant que l’un des trois auteurs sélectionnés pour le Prix d’écriture dramatique de la Communauté flamande 2010, il a dû céder le pas in extremis à Peter De Graef. Son recueil de poèmes, omdat ik ziek werd, trône sur les listes de divers prix de poésie. Deux nouvelles productions de théâtre portant sa signature sont en chantier… Des projets à foison, donc. Qu’est-ce qui fait courir Bart Meuleman ? Qu’est-ce qui relie, ou qui sépare ces projets ? Les circonstances veulent que notre entretien se déroule en deux « takes ». Plus le temps passe, plus les pensées deviennent philosophiques.

Vous avez une quantité de projets en chantier, pour le moment. D’où ces plans ont-ils soudain surgi ?

Depuis quelque temps, je vis une grande liberté de pensée, ce qui n’a longtemps pas été le cas. Une douloureuse expérience de travail m’a longtemps marqué, me privant de mon énergie. Maintenant que tout l’espace nécessaire et la liberté de planifier sont présents, les projets se présentent d’eux-mêmes. Ou d’autres vous invitent à y participer.

 Vous travaillez pour le moment à Duts, une série télévisée comique que vous écrivez avec Herwig Illegems. Ce projet émanait-il de vous ?

Non, c’était l’une des invitations dont je parlais. Ou, plus exactement, c’était une invitation que Herwig avait reçue de la maison de production Kanakna : faire une série comique pour Canvas le tentait-il ? Lorsqu’on lui en a posé la question, il m’a téléphoné et m’a demandé si nous pouvions nous y atteler à deux. Nous nous sommes vus sans trop y croire dans un premier temps, mais il a été très plaisant de constater que, dès la première cession de remue-méninges, nous avons retrouvé notre ancienne complicité. La manière que nous avions de travailler ensemble au temps de nos spectacles dans le cadre de la compagnie De Zweep, s’avérait n’avoir rien perdu de sa vitalité : la façon d’inventer des situations et des personnages, ce qui leur arrive, comment ils réagissent... Je participe en tant que coauteur, mais c’est avant tout un projet d’Herwig.

 Pour une mission de ce genre, devez-vous vous conformer aux méthodes de travail qu’exige la télévision ?

Nous avons d’emblée éliminé quelques canons : pas de soi-disant « bible », pas de description psychologique préalable des personnages avec lesquels il faudra compter plus tard. Nous nous sommes tout bonnement mis à écrire. Nous nous sommes posé quelques questions toutes simples : Où est le personnage ? Dans la cuisine. Bon, et qui est assis en face de lui ? Et ainsi de suite. Nous nous sommes royalement moqués de bien de ces dites normes de la télévision. Nous nous le sommes juré : nous faisons ce projet à notre façon, ou nous ne le faisons pas. Et il semble que cela nous réussisse, car après avoir l’épisode pilote, on nous a permis de continuer. La série sera diffusée à l’automne de 2010.

 Qui est Duts ?

Duts est un célibataire un peu déphasé, qui vit seul. Malgré son air bizarre, il est en paix avec lui-même et avec le monde, un monde qui pénètre trop souvent sa vie avec agressivité. Il ne désire pas grand-chose, il préfère observer. Il ne parle pas beaucoup, les autres le font assez. Finalement, les autres se prennent leur propre agressivité au visage, comme un boomerang.

Duts est basé sur un personnage plus ancien, Sleazy Dick, dont Herwig avait tourné quelques courts-métrages. Mais il tient aussi du Monsieur Hulot de Tati. Duts est un personnage au cœur d’or. On voudrait qu’il y en ait plus comme lui.

Avez-vous déjà un style de réalisation en vue ?

Oui, nous travaillons avec un caméraman exceptionnel, Danny Elsen. De pair avec lui, nous avons choisi d’utiliser une caméra statique, de grands cadres, des couleurs délavées, dans des décors réduits au strict minimum : une cuisine est quasiment rendue par une table avec une tasse de café et un torchon pendu à un crochet.

 Entre-temps, vous êtes en pleines répétitions de In de strafkolonie /Het Hol (La colonie pénitentiaire / Le Terrier) de Kafka ? Comment cela se passe-t-il ?

Nous en sommes à la phase où toutes les notions et opinions que j’ai eues au cours des mois derniers peuvent être mises à l’épreuve des idées des autres et de la réalité théâtrale. Et je remarque, avec bonheur, que ces intuitions et ces notions tiennent le coup, alors que le processus de répétitions laisse tout l’espace nécessaire au dialogue.

Quelles sont ces notions ?

La colonie pénitentiaire se joue entre quatre personnages ; un officier sur le point d’ordonner une exécution, un voyageur ou touriste qui doit en être témoin, un soldat qui aide à l’exécution de la sentence et un condamné.

Pour lui, la mise en scène porte essentiellement sur le dialogue et la tension entre les personnages. L’officier défend des valeurs anciennes en essayant d’expliquer le système judiciaire au touriste : il peut nous paraître cruel, mais il a l’avantage de la certitude, on sait où il nous mène. L’homme n’est pas responsable de sa cruauté, car la source de la loi nous précède. Elle demeure invisible, anonyme, imposée par un ordre plus haut. Simultanément, on sent dans le plaidoyer de l’officier qu’une nouvelle loi est en préparation.

Face à cette attitude, il y a celle du touriste. Il se trouve dans une position hautement inconfortable. On le voit cogiter, bien que l’on ne sache pas vraiment ce qu’il pense – mais on peut, en tant qu’Européen, s’en douter. À un certain moment, il sort de sa position d’observateur et donne son opinion sur ce qu’il voit. Ce jugement sera lourd de conséquences...

 Vous faites se conjuguer La Colonie pénitentiaire avec une autre nouvelle de Kafka, Le Terrier. Quelle relation voyez-vous entre les deux ?

Le terrier est pour moi la métaphore du vécu extrême du monde intérieur. Il s’agit d’une défense acharnée de sa « propre place » et par là de « sa propre identité ». Le personnage qui a la parole est obnubilé par l’endroit et l’identité qui y est liée, et soupçonne qu’il est toujours menacé. Plus il pressent de menaces, plus il essaie de protéger l’endroit. Le monologue du personnage doit tourner comme une toupie folle dans ce petit monde intérieur, qui s’ouvre au grand monde extérieur, le « ailleurs » dans notre monde, un lieu exotique, l’Afrique… Et c’est alors le monde de la Colonie pénitentiaire. On verse en fait d’une horreur dans l’autre.

 Est-ce une lecture politique de Kafka ?

Oui et non. Nous avons visionné quelques adaptations cinématographiques de Kafka, celle de Michael Haneke (Le Château) et celle d’Orson Welles (Le Procès). Pourtant, nous n’avons pas opté pour ce monde kafkaïen typique, avec ses bureaucrates, son administration, et ne l’avons pas rendu dans notre mise en scène. Nous voulions déplacer l’action dans le présent. Nous avons aussi regardé le film de Renzo Marten, Enjoy poverty : très intéressant, mais il est difficile de placer ce texte-ci dans une perspective aussi explicitement politique. Il nous faut éviter ces deux extrêmes. Le texte de Kafka est ce qu’il est. On entend des échos de la politique actuelle résonner dans son œuvre, mais elle contient toujours une essence sombre, intouchable, qui est liée à l’individu, intrinsèquement insaisissable et torturé. Cette essence refuse de se laisser récupérer.

 Qu’est donc Kafka pour vous ?

Kafka est l’art vu comme une critique. L’art est la défense infinie mais presque désespérée de l’individu. L’art en tant que monde intérieur. La mise en scène de ces deux textes de Kafka est pour moi une façon d’appréhender un écrivain qui a été très important pour moi, qui a modelé ma pensée et ma méthode de travail. Peut-être, après ce spectacle, aurais-je envie de le laisser pour longtemps derrière moi.

Après une pause de quelques jours, nous reprenons le fil de notre entretien. Nous retournons à Kafka et la relation entre l’art et la réalité, le théâtre et la politique que Bart Meuleman souhaite établir dans sa mise en scène. Cette relation, il lui est arrivé de la qualifier dans un entretien antérieur de « semi-perméable » : l’art est en partie autonome, mais aussi en partie perméable et infusé de questions sociales. En est-il encore persuadé ? C’est ce que nous lui demandons.

L’art doit toujours être une œuvre d’art. Et cela présuppose la notion de cadre, de scène. L’art est toujours une forme de sublimation. L’art est une forme de réverbération plutôt qu’une forme d’action. L’art reflète quelque chose. Ce n’est jamais une tranche de vie. On peut jouer avec cette frontière, mais il faut savoir en prendre distance aux moments cruciaux, pour laisser voir l’œuvre dans toute sa qualité d’œuvre.

Quelle forme de réverbération voulez-vous privilégier en relation avec Kafka ?

J’ai commencé à lire Kafka vers mes vingt ans. J’étais fasciné par la façon dont il imagine un monde – sans le dépeindre – plein de spéculations infinies sur l’individu qui essaie de s’y exprimer. Il en va de l’expressivité, de l’individu qui essaie de surnager pour respirer. Cette tentative est l’écriture elle-même. Par ailleurs, l’écriture, pour Kafka demeure problématique : en écrivant, l’individu fait resurgir les mécanismes sociaux contre lesquels il tentait justement de s’insurger. Comme la mouche qui, en se débattant, s’empêtre plus encore dans la toile de l’araignée.

Le modernisme porte sur ce processus, sur cette résistance aux mécanismes sociaux, menée jusqu’à ses ramifications les plus fines. Jusqu’à ce que l’on en arrive à l’œuvre d’art autonome. Ainsi, on peut voir se dessiner deux mouvements : d’une part l’individu qui veut se manifester dans toute sa complexité contre le carcan social, et de l’autre, les lois de la société que ce combat dévoile, précisément. C’est une lutte infinie, quasi désespérée, qui doit quand même être menée. Kafka en est l’exemple ultime.

Pour le moment, il en va moins pour moi du combat de l’individu que du fonctionnement de la société. Ainsi, le politique peut transparaître, mais en filigrane, sublimé. C’est dans ce sens que j’utilise le mot « semi-perméable » : l’œuvre d’art n’est jamais une reproduction de la réalité. Elle laisse passer le monde, mais seulement en partie. Elle a aussi ses propres lois. L’influence trompeuse de la télévision est énorme, en ce sens : il y sévit une forte tendance à prétendre représenter la vie « comme elle est ». Du moins, c’est ce que l’on vous répète constamment, alors que je sais pertinemment que c’est impossible.

Vous voulez aussi porter un autre moderniste à la scène. Vous avez en chantier, pour le printemps de 2011 au KVS, une adaptation de Gregoria ou un mariage à Elseneur de Maurice Gilliams.

Maurice Gilliams ne se considère pas comme un moderniste, mais comme un romantique. Ce faisant, il met d’après moi à nu la dualité du modernisme, c’est-à-dire que quelqu’un peut très bien être au diapason de son époque, tout en refusant d’en faire partie. Eliot, Rilke...  ils avaient horreur de leur temps, et s’inspiraient du passé, mais leur conscience extrême de la forme en faisait d’excellents témoins de leur temps. Ils voyaient leur époque comme une machine à exterminer le passé.

Ce double réflexe est peut-être une construction qui permet de se prononcer sur tout ce qui se passe ici et maintenant, et d’indiquer que l’on n’approuve pas. Quelqu’un comme Gilliams retourne de façon exagérée vers le passé pour souligner son rejet du présent. En ce sens, il est un romantique. Par ailleurs, je trouve qu’il porte trop peu de critiques sur le passé.

Ce « double réflexe », en quoi vous fascine-t-il ?

Ce qui m’a en premier lieu fait pénétrer dans l’univers de Gilliams, c’est la force de ses phrases. Elles sont taillées dans la pierre. Elles sortent de caves obscures. Je suis attiré par la force du style. Le style, voilà encore quelque chose d’intéressant. C’est la signature la plus personnelle, celle qui donne la forme. Dans le cas de Gilliams, c’est une tentative de sublimer ce qui n’existe plus, un vécu de l’enfance ou de l’adolescence. Il y a des gens qui appréhendent ce sujet en mineur. Mais chez lui, cela prend des proportions monumentales. Et les « pierres » se voient aussi dotées d’une « âme ».

L’écriture de Gregoria – un roman autobiographique sur un mariage totalement raté – s’est étalée sur une période de quarante-cinq ans, mais il n’a finalement pas achevé le livre. Il contient beaucoup de phrases « en broussaille », mais de cette broussaille se dégage le portrait impressionnant d’un homme par trop sensible, faible, mais aussi corrosif. Un homme qui n’est pas que la victime de ses semblables ou du réseau d’intrigues autour de lui, mais qui affiche aussi un très grand dédain envers ses congénères. Cette alliance d’un extérieur arrogant avec une sensibilité exacerbée – ou le contraire – me paraît fascinante. Gilliams était une sorte de dandy, un poseur, mais avec une âme d’une grande réceptivité. Gregoria explique par le menu combien le protagoniste déteste l’époque à laquelle il vit. On sent d’emblée que c’est quelqu’un qui ne se sent pas chez lui dans son temps.

Comment faire passer la fracture temporelle entre le passé et le présent au public d’ici et de maintenant ?

Je crois qu’il faut montrer dans le spectacle l’importance du combat que quelqu’un a livré. Car c’est de tout temps. Cela ne doit pas nécessairement se passer dans le présent. Il faut croire à l’importance de ce combat et cette foi doit être prouvée. Il faut naturellement jeter des ponts vers le public, qui vient y assister aujourd’hui. Il faut créer une conscience historique.

En quoi cela est-il important pour vous ?

Parce que je trouve qu’aujourd’hui, la notion d’« hier » existe encore à peine. Tout est passé à la moulinette de la machine à consommer, qui nous fait croire que nous pouvons penser et disposer de tout ce qui existe. Comme si la façon dont les choses se sont créées, le temps que cela a exigé, n’avait aucune importance. La conscience historique est une arme importante dans le combat contre la banalité.

Je remarque aussi que le plan de Kafka s’inscrit dans ce cadre : Kafka a beau être canonisé, il est sur le point de se fossiliser et de perdre de sa signifiance. Alors que sa portée était considérable dans les années cinquante et soixante, il a aidé à définir l’existentialisme.

Je suis conscient qu’il ne s’agit sans doute pas de thématiques populaires, mais cela ne me fait pas peur. Enfin, je le crois. C’est aussi ce que je croyais en écrivant mon livre sur la musique pop. Qui veut encore lire quelque chose sur les The Beach Boys ? Et puis finalement, cela a dépassé mes espérances.

Dans De donkere kant van de zon, on remarque un grand désir, une nostalgie personnelle de cette musique que vous décrivez, mais par ailleurs, vous placez clairement les choses dans leur contexte. C’est une combinaison étonnante.

On essaie toujours d’écrire sur soi-même, de décrire la personne qu’on a été. On essaie de revivre cette musique tout en gardant une distance critique. La musique pop est celle d’une machinerie très commerciale et industrielle. Malgré une certaine gêne – la musique pop n’est-elle pas un sujet trop banal ? – je voulais parler de ce qui a été essentiel dans ma vie. Car il faut prendre le banal au sérieux. Sans l’idéaliser pour autant, comme cela se passe souvent de nos jours. Je crois que l’étude du passé aide à comprendre le présent. Il y a un aspect moralisateur à la chose : il ne faut pas se préoccuper d’aujourd’hui, mais d’avant-hier. C’est ainsi que Martens a vu le jour.

Comment s’est faite cette production qui a connu sa première en 2006 à Gand (NTGent & Theater Antigone) ?

Le 13 septembre 2001, j’ai reçu un coup de téléphone de Koen De Sutter, directeur artistique de Zuidpool. La compagnie répétait Tchékhov mais après le 9/11, cela ne semblait plus pertinent. Ne valait-il pas mieux jouer de nouveaux textes, qui porteraient sur la politique actuelle ? C’est la question qui m’a été posée, ainsi qu’à Paul Mennes et à Jeroen Olyslaegers. J’ai alors répondu que j’étais incapable d’écrire quoi que ce soit sur la situation politique du moment. Mais je voulais bien faire une pièce sur la politique d’avant-hier. Analyser une situation dont je pouvais prendre distance, ou dont je m’étais déjà distancié. Une figure historique dans laquelle je pouvais creuser. Koen m’a alors donné l’exemple de Wilfried Martens, et c’était en plein dans le mille. Nous avons travaillé tranquillement sur ce projet, et finalement, Martens a pris cinq ans pour être monté au théâtre.

Ce spectacle ne parle-t-il donc que de la politique d’hier ?

On peut, après l’avoir vu, penser à la politique d’aujourd’hui mais avec la compréhension que procure ce spectacle sur la politique des cinquante dernières années. C’est du moins ce que j’espère. Qui plus est, je voulais donner une autre image de la vie d’un politicien que celles qui font tous les jours la manchette des journaux. Martens était une action très consciente dans ce sens.

Quelle perspective de la politique l’écriture de Martens vous a-t-elle procuré ?

On pourrait tirer un parallèle entre l’art et la politique : la politique est une donnée très complexe qui a un système et une dynamique spécifiques, mais donne une idée fragmentée d’elle-même, ou reflète ce qui vit dans la société. Et est donc aussi semi-perméable. En ce sens, la politique est un art, un art très vilain, à vrai dire. Mais c’est aussi un système qui génère et applique ses propres lois. Et qui réfléchit le temps, la société dans laquelle nous vivons. Ce qui ne veut pas dire que certaines lois n’aient pas d’impact sur notre société, mais d’après moi, les débats politiques ont toujours un temps de retard sur des processus qui se sont déjà accomplis dans la société.

Pendant la première période de Martens, la politique culturelle différait beaucoup de celle d’aujourd’hui. Les politiciens jouissaient d’un prestige certain. Pourtant, le processus de désintégration, de déclin, était déjà entamé. Tout de suite après la guerre, régnaient un idéalisme puissant et la volonté de tout appréhender autrement, de tout faire mieux. Vingt ans après, les premières fractures apparaissaient déjà. Cela est en partie dû à ce mouvement même d’où est née la nouvelle politique, ou du moins la moderne, c’est-à-dire la démocratisation : éduquer chaque enfant pour en faire un citoyen émancipé, capable de s’exprimer. Nous en voyons aujourd’hui les avantages et les inconvénients. La démocratisation est le processus dont je suis moi-même un produit, mais c’est un processus qui accuse bon nombre d’aberrations. Au risque d’être conservateur, je ne peux que constater que la démocratisation est une épée à deux tranchants. L’émancipation devrait être une forme de maturité, alors que pour le moment, elle semble plutôt tenir de l’infantilisation. On pond des opinions. Il suffit de regarder Internet : c’est une décharge publique. Mais je ne veux pas exalter le passé, je le vois plutôt comme une série infinie de croisées des chemins, dont il faut bien constater que la voie choisie a souvent été la mauvaise.

Comment est la relation de la poésie avec toutes ces perspectives ?

Quand je m’occupe de poésie, je m’occupe de poésie… et pas d’essais. Et quand j’écris un essai, c’est un essai, et pas une pièce de théâtre. Je me sers de genres différents que je ne mêle pas, parce que je crois fermement à l’efficacité et à la spécificité des genres, ce qui vaut également pour la poésie. C’est une opinion assez classique des genres. La spécificité de ces genres se situe surtout dans leurs moyens. Un poème n’a pas la force rhétorique d’un essai, qui se développe dans un grand raisonnement, et fait appel à tous les moyens stylistiques nécessaires pour persuader. S’il s’agit de savoir et de comprendre, alors, pour moi, il s’agit d’un essai.

Dans vos poèmes, vous dévoilez aussi des mécanismes, mais ce sont peut-être plutôt des mécanismes émotifs que les mécanismes d’une société, d’un monde extérieur ?

Je ne sais pas. Écrire des poèmes n’est en aucune façon lié à une question venant du monde extérieur, pour moi. Alors que cela a été le cas pour des textes dans le livre sur la musique pop, par exemple, que j’ai commencé à écrire lorsque j’étais écrivain en résidence chez Yang. J’avais déjà écrit des essais auparavant, mais ils avaient toujours été motivés par une sorte d’agression et jamais par amour. Je le ressentais comme un manque profond.

Lorsqu’il s’agit de poésie, cela s’inscrit toujours dans des périodes de désœuvrement.

Je m’y suis mis à l’âge de dix-neuf ans, pendant ma formation à l’institut de cinéma. Parce que je m’ennuyais en classe de théorie des couleurs. Le théâtre aussi, je ne m’y suis mis qu’à dix-neuf ans. Avant, j’avais écrit de courtes pièces de prose. Mais ce n’est qu’à l’institut de cinéma que je me suis intéressé au théâtre et à la poésie. J’étais très influencé par Hans Faverey. Tant Jan Decorte que Hans Faverey m’ont ouvert au monde. Ce sont tous deux des gens qui démontaient tout, qui étaient très radicaux. À dix-neuf ans, cela vous sollicite.

Mais votre propre style de théâtre n’a-t-il pas évolué, entre-temps ?

Je crois que la force du style pour la prose, la force de la magie pour le théâtre, la force de la conviction pour un essai, sont des armes puissantes.

Au théâtre, c’est la magie qui prime. Le temps où le théâtre devait être un univers vide dépouillé et minimaliste, dans lequel aucune forme d’illusion n’avait droit de cité, j’en ai assez. Parce que je trouve qu’il découle d’un moralisme ennuyeux au possible. « Attention, toute illusion est une forme de déception ». Je crois vraiment que les gens doivent penser par eux-mêmes quand quelque chose leur est dévoilé. L’illusion est un moyen très intéressant pour attirer pour amener les gens quelque part et les faire réfléchir ensuite à ce qu’ils ont vu. Et c’est la seule chose que l’on peut faire avec le théâtre : amener les gens là où ils ne voulaient peut-être pas être du tout, mais cela les forcera quand même à réfléchir...

Je crois à l’image, à la beauté de l’image, à l’illusion de l’image, au mensonge inhérent à l’image. C’est toute une gamme. Cela est relié aussi au plaisir. Le plaisir est permis. Absolument. L’image est pure plaisir.

Interview enregistrée par Erwin Jans et An-Marie Lambrechts

rédigée par An-Marie Lambrechts

Février 2010

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