Au même titre qu’Hamlet, King Lear et Othello, Macbeth est l’une des grandes tragédies de Shakespeare. Si Hamlet est appelée la tragédie du doute, King Lear celle de l’orgueil et Othello celle de la jalousie, on parle souvent de Macbeth en termes de « tragédie de l’ambition ». Les quatre tragédies portent le nom de leur protagoniste. C’est plus que justifié dans le cas de Macbeth comme nombreux monologues et apartés en sont la preuve. Dans la pièce, nous voyons le monde par ses yeux. Et en ce sens, Macbeth est peut-être bien plus une tragédie de l’imagination que de l’ambition. Car ce que les sorcières font en premier lieu, c’est pousser Macbeth à spéculer. Et le résultat de ces vaticinations, nourries par le discours enflammé de Lady Macbeth, devient le moteur de ses actes, mais aussi celui de son tourment. Son imagination paraît mener sa propre vie. Macbeth est conscient à tout moment des conséquences de ses actes, mais ne parvient pas pour autant à les contrôler ou à s’y soustraire. Il sait que le sentiment de culpabilité de l’acte le poursuivra sans cesse. Dans le mélange d’arrogance, de cupidité et d’angoisse qui régit Macbeth, Guy Cassiers reconnaît les forces qui inspirent la société moderne (occidentale) actuelle et qu’il a déjà mises en scène dans Triptyque du pouvoir (Mefisto for ever, Wolfskers et Atropa. La vengeance de la paix) et L’Homme sans qualités.
Le texte de Shakespeare a été fortement écourté et le nombre de personnage ramené à cinq : Macbeth, Lady Macbeth, Duncan, Banquo et Macduff – qui sont indispensables à l’histoire. Cette réduction rend Macbeth encore plus central : tous les personnages « superflus » – avec nos excuses au Maître – sont effacés. L’adaptation suit comme un séismographe les méandres de la conscience de Macbeth à partir du moment où les sorcières ont planté leur semence dans son imagination. Cela se lit aussi au titre « désossé » : MCBTH.
Face à cette sublimation dramatique se trouve une multiplication des signes théâtraux. Qui est familier des spectacles de Guy Cassiers, connaît l’importance du rôle qu’y jouent les projections. Cette technologie visuelle permet au monde intérieur des personnages de s’extérioriser. Ce qui explique que, dans de nombreux spectacles, le visage des personnages est projeté en gros plan sur le fond (Proust, Rouge décanté, Sous le volcan, Coeur ténébreux). Ce qui se déroule sur la scène se passe en fait dans la tête des personnages. Pourtant, il n’en va pas exactement ainsi pour MCBTH : non seulement la toile de fond est un écran, mais les corps – ou plutôt les costumes – des acteurs font aussi office de toile de projection. Que les corps soient « réquisitionnés » pour les projections s’explique par la dramaturgie du spectacle. Les projections évoquent simultanément des images de la nature et d’un monde technologique. Les personnages semblent perdre leur chemin entre leurs passions primitives d’une part et leurs doubles numériques de l’autre.
Sept musiciens et trois chanteuses se joignent aux cinq acteurs. Si l’histoire est ramenée à sa quintessence, elle est aussi racontée d’une façon « baroque », à l’aide de projections, de chants et de musique en direct. Sans oublier les costumes de Tim Van Steenbergen, qui renvoient tant au dix-neuvième siècle qu’à un monde futuriste. Le spectacle commence comme une pièce de théâtre. Mais à mesure que Macbeth acquiert plus de pouvoir et commet plus de meurtres, le media théâtral commence à s’effriter et à en laisser d’autres s’infiltrer : le chant et la musique. Le parcours de Macbeth – son appétit grandissant de meurtre, l’intériorisation de son combat moral, sa solitude grandissante, sa perte d’emprise sur la réalité, l’enfer de son imagination – est traduit dans les passages chantés. Macbeth s’engage si profondément dans sa lutte pour le pouvoir que le monde autour de lui s’estompe, se dissipe. La musique et le chant symbolisent cette dissipation.
Ce n’est pas la première fois que Guy Cassiers et Dominique Pauwels travaillent ensemble. Ils en ont fait de même pour Onegin, Wolfskers et Sang & roses. Le chant de Jeanne et Gilles. Mais alors que dans ces spectacles, la parole chantée et le mot parlé étaient pour la plupart côte à côte, on a cherché à atteindre, dans ce MCBTH, une plus grande interaction. La musique et le chant ne se contentent pas d’accompagner l’action dramatique, mais en font partie intrinsèque. La tension entre le mot chanté et le mot parlé peut se décrire, comme le fait Dominique Pauwels, en termes de « virus » : un virus s’est introduit dans la conscience de Macbeth, a empoisonné son cerveau et par là tout son entourage. La musique et le chant en tant que métaphore pour l’amoralité qui se rend lentement maître de quelqu’un.
Les sorcières (chantantes), qui apparaissent souvent dans la pièce de Shakespeare, représentent le constant glissement entre la réalité et l’hallucination, entre le monde rationnel et contrôlable d’une part et de l’autre, le monde des ténèbres régi par la violence interne et externe. La parole dite est « hantée » par la parole chantée. La musique et le chant mettent à nu une dimension que la parole dissimule et occulte. Que cette dimension soit sombre ressort une fois de plus du titre même du spectacle: MCBTH, dont les voyelles ont disparu pour ne laisser place qu’aux sourdes consonnes.
Erwin Jans