Vous appelez vos spectacles des formes de théâtre « arachnéennes ». Qu’entendez-vous par là ?
Houbrechts : « J’ai emprunté ce terme à l’écrivaine Anna Luyten, que j’ai un jour entendue parler de “pensée arachnéenne” – une pensée dans laquelle tout est imbriqué, comme dans une toile d’araignée. Dans mes spectacles, le texte, l’image et la musique sont entrelacés selon une logique poétique, et tous les supports sont de valeur égale. Ce désir de ne pas me limiter à du “pur” théâtre était déjà présent lors de ma formation (à l’Académie des Arts KASK à Gand). J’y croisais aussi des étudiants en musique et en arts plastiques, et je voulais inclure toutes ces formes et impressions passionnantes dans mon propre travail. Cela a conduit à la fondation du collectif Kuiperskaai, composé de quatre artistes apportant chacun·e leur propre inspiration. Nos spectacles ont alors pris spontanément une grande dimension. Parallèlement, j’aime aussi écrire des histoires aux racines profondes. Après la dissolution de Kuiperskaai, P.U.L.S. s’est révélé pour moi un laboratoire idéal pour découvrir si mon travail fonctionne en effet mieux sur une grande scène. »
Cette supposition s’est confirmée ?
Houbrechts : « Oui. Outre la concordance du contenu, j’aime absolument les possibilités d’une si grande machine. Certains metteur·ses en scène détestent devoir prendre des décisions longtemps à l’avance et préfèrent explorer sur le plateau. Personnellement, je trouve libérateur de savoir deux ans à l’avance que la musique ou la scénographie est prête. Les exigences de la machinerie d’une si grande salle sont très claires et cela me procure de la tranquillité. »
Ce qui est remarquable, c’est que vos spectacles ont en effet une structure épique, mais comportent en même temps quelque chose de très intime. En tant que metteuse en scène, vous vous focalisez aussi sur les petits détails personnels.
Houbrechts : « Il y a toujours une “dramaturgie du détail” dans les grandes histoires. Je peux être très émue par un détail ou un fait étrange dans un contexte historique plus vaste. Comme dans Bruegel, qui part du tableau Margot la Folle. Tout le monde considère Margot comme un symbole guerrier, mais j’ai été particulièrement touchée par cette pomme d’Adam, ces grands pieds – qui m’ont mis sur la piste de son identité de genre fluide. J’ai tenté de relier sa tragédie personnelle à la grande histoire du monde. »
Vous semblez également vous rapporter de manière plutôt personnelle aux grands discours, comme celui du mouvement pour l’égalité des genres.
Houbrechts : « J’ai beaucoup de respect pour les personnes qui défendent explicitement ces thèmes, mais je ne peux pas mentir au théâtre : en suivant mon cœur et en faisant mon travail, je suis convaincue d’apporter une réponse, à ma façon. Je repense souvent à mes conversations avec Alain Platel, avec qui j’ai eu l’occasion de travailler dans le cadre du parcours P.U.L.S., et à son attitude à l’égard des questions sociétales. Il opte toujours pour une approche de recherche, et ce à partir d’une grande douceur. Il ne se place pas au centre du débat, mais intègre ce débat dans son œuvre. »
En général, vous semblez aussi rechercher la douceur ces dernières années, j’oserais même presque dire la spiritualité.
Houbrechts : « je pense que c’est exact, oui. Les années avec Kuiperskaai étaient formidables, mais les spectacles étaient effrénés, presque violents. Aujourd’hui, ma vie est nettement plus solitaire, mais c’est agréable, car il y a aussi davantage de réflexion de la sorte. J’aime beaucoup voyager seule, par exemple. Les paysages que je traverse me procurent souvent des impressions très vives, soulèvent des questions sur le sens et la beauté, me rendent humble. J’espère que mes spectacles peuvent aussi être une sorte de “paysage” à travers lequel le spectateur peut voyager. »
Ce qui me frappe aussi, c’est l’importance croissante de la musique interprétée en public. Dans Bruegel, et surtout dans I Silenti, pour lequel vous avez travaillé avec le compositeur Fabrizio Cassol et la légende de la musique rom, Tcha Limberger.
Houbrechts : « La musique adopte un rôle porteur plus important, mais à son tour, elle est aussi devenue plus douce, plus raffinée. Pendant la création de Bruegel, je suis tombée sous le charme des chants byzantins, pour I Silenti, nous avons travaillé avec les madrigaux de Monteverdi. La musique parvient à évoquer une dimension que le texte peut difficilement égaler. Mon prochain spectacle porte sur l’impact de l’Église catholique sur ses ouailles, et j’y intègre donc la Passion selon saint Jean. Les chants joueront un rôle crucial et narratif dans l’histoire. »
Dans le spectacle, Pépé Chat, ou comment dieu a disparu, on voit une combinaison surprenante de gens sur scène : l’artiste de la performance Pieter Ampe se tient aux côtés de l’immense comédienne Elsie de Brauw.
Houbrechts : « Il n’y a pas de stratégie calculée derrière ces choix de distribution, je ne pense pas en termes de “profils”. Je me laisse guider par des rencontres intuitives. Mais je trouve intéressant de réunir des personnes qui se retrouvent rarement dans leurs mondes réciproques. Ce faisant, je me heurte parfois à des sensibilités et à des obstacles, mais cette dimension – gérer les différences entre acteur·rices – fait partie du travail artistique selon moi. Je trouve cela tout à fait captivant d’ailleurs. On met toujours tout son cœur au milieu d’un tel groupe. »
Pépé Chat sera une coproduction de la Toneelhuis et de La Geste (la récente fusion gantoise des Ballets C de la B et de kabinet K, NDLR). Pouvez-vous nous en dire plus ?
Houbrechts : « C’est une histoire qui débute dans les années 40 et qui s’étend sur trois générations. Un grand-père, un père et une (petite-)fille, et tous trois sont confrontés à des abus sexuels. Dans le cas du grand-père et du père, cela mène à ce que Jésus soit à nouveau crucifié – c’est là que La Passion selon saint Jean entre en jeu puisqu’elle décrit cette histoire. La troisième génération, celle de la petite-fille, part en quête d’une nouvelle forme de spiritualité, de ritualisation, malgré ses expériences. C’est une histoire sombre, certes, mais finalement, la spirale de la violence est brisée. Pour moi, cela comporte un important message d’espoir. »